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Les déportations (1942-43). Questions

Les déportations de Gurs soulèvent des dizaines de questions. Nous en reprenons ici quelques-unes, parmi les plus fréquemment posées, tout en précisant bien qu’elles ne sauraient, en aucun cas, épuiser un tel sujet.

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Quel est le profil du déporté gursien ?

Les 3 907 Gursiens victimes des déportations sont tous bien connus. Les études que leur ont consacrés Serge Klarsfeld et Barbara Vormeier indiquent clairement leurs noms et prénoms, leur date et lieu de naissance, l’identité de leurs parents, leur état civil, les régions d’où ils sont originaires, ainsi qu’une partie, plus ou moins détaillée, de leur histoire personnelle.¹

D’une manière globale, le profil du déporté gursien est le suivant.

Il est juif à 95,2 %. Il n'y a là rien d'étonnant puisque le juif étranger apparaît comme l'indésirable-type, selon Vichy, et que les déportations sont spécifiquement centrées sur les juifs. Il faut cependant remarquer la présence dans les convois de 185 per­sonnes (4,8%) dont la judéité est démentie par les services français eux-mêmes, puisqu’ils sont qualifiés d’Aryens ou demi-Aryens. Parmi eux se trouvent 45 « Aryens conjoints de Juifs », partis volontairement avec la compa­gne ou le compagnon de leur vie, afin de ne pas le laisser seul dans l'ultime épreuve. Les autres, soit 140 personnes environ, ont été déportés sans qu’aucun prétexte idéologique ne soit invoqué à leur encontre. Comment expliquer leur déportation ? Nous n’avons pas trouvé de réponse indiscutable à cette question.

Les trois quarts environ des déportés sont des hommes (73,8 %). Cette proportion s'explique par la composition des convois des 27 février et 3 mars 1943 : essentiellement des hommes (1 604 sur 1 695), arri­vés au camp pendant la deuxième quinzaine de février, et internés seulement quelques jours avant leur départ pour Drancy. Ces hom­mes, internés à Gurs dans l’unique but d'être immédiatement déportés, sont le symbole, en cet hiver 1942-1943, de l'obéissance de Vichy aux exigences de l’occupant. Une soumission qui ne va pas, d’ailleurs, sans de multiples prévenances.

Les groupes nationaux les plus touchés par les déportations sont les Allemands (1 862 hommes et femmes, soit 47,6 %) et les Polonais (1 153 hommes et femmes, soit 29,5 %). Si la proportion des premiers cor­respond sensiblement à leur importance relative au sein de la popu­lation internée, il n'en va pas de même des seconds (seulement 12 %). Là encore, la composition des convois de février-mars 1943 explique cette particularité. Viennent ensuite les Autrichiens (263), les Baltes, les Russes, les Tchèques, etc...

Les classes d'âges sont presque exclusivement com­prises entre 16 et 65 ans (97,1 %). Gurs, en cela, se distingue abso­lument des camps de la banlieue toulousaine, Noé et Le Récébédou, d'où ont été déportés des hommes et des femmes généralement très âgés, comme du camp militaire de Vénissieux, d'où sont surtout partis des enfants.

Qu'ils appartiennent au premier groupe des déportés, comme les Badois et les Cypriennais, partis en août-septembre 1942, ou au second, comme les Slaves arrêtés durant l'hiver 1942-1943, aucun de ces Gursiens, à de rares exceptions près, ne reviendra.

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Quel est l’impact des déportations sur les internés restant au camp ?

Au camp, chacune des déportations a été ressentie comme un profond traumatisme. La déportation du 6 août 1942, la première, agit comme un électrochoc durable. Le camp semble pétrifié, comme tétanisé. Jamais, par la suite, il ne retrouvera une apparence de tranquillité. Il ne vivra plus qu’au ralenti, dans l’attente angoissée d’un prochain traumatisme. Les activités culturelles, artistiques ou simplement dis­trayantes semblent dérisoires et s'effacent d'un seul coup. « Le calme ne revint plus jamais dans le camp » affirme Edwige Kàmpfer².

Siegbert Plastereck, dont la fonction était de tenter de faire sortir les internés du camp, en toute légalité, par l’intermédiaire de l’OSE, écrit, bouleversé :

« Qui oubliera les longues colonnes d'hommes et de femmes traversant le camp silencieusement et laissant derrière elles un vide dans lequel on croyait étouffer ? »³

De fait, le principal souci de chacun des internés est désormais de savoir s'il sera ou non inscrit sur la prochaine liste de déportés. Une véritable obses­sion qui empêche toute activité.

« On ne pouvait guère se passionner pour le sort de telle ou telle bataille quand on était soi-même engagé dans une lutte sordide de tous les instants. Pour un prisonnier de Gurs, savoir si l'on était du convoi du jour ou si l'on attendrait le prochain était autrement plus important que le va-et-vient des Anglais sur la côte africaine. » (4)

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Les déportés connaissaient-ils le sort qui leur serait réservé ?

Cette question est presque systématiquement posée à l’occasion des conférences, des colloques et même des journées d’études universitaires. Elle est difficile car elle tient davantage compte de ce que nous avons appris depuis un demi-siècle, particulièrement depuis le procès Eichmann, plutôt que de ce dont on était informé à l’époque.

De façon résumée, on peut néanmoins affirmer que, en août et septembre 1942, on ne savait certainement pas. En février et mars 1943, en revanche, oui. À cette époque, en effet, la rumeur du génocide, diffusée par la radio anglaise, circule dans la plupart des camps de Vichy. Certains internés ne la prennent pas au sérieux, le fait paraissant tellement monstrueux que l‘imagination la refuse, mais elle constitue une éventualité qu'aucun déporté ne saurait écarter. En outre, dans la communauté juive de Pau, depuis le mois de novembre 1942, se propage la rumeur de l’extermination chimique des juifs dans les camps de la partie orientale du Reich.

Aujourd’hui encore, nombre de familles de victimes, et même d’historiens, reprennent la thèse ancienne de Georges Wellers qu’il résumait ainsi :

« Jusqu'au bout on ignora dans le camp (de Drancy) à peu près tout du sort des déportés. On savait que la radio de Londres racontait des horreurs sur les chambres à gaz et d'autres moyens d'extermination des Juifs, mais on ne pouvait y croire. » (L'étoile jaune à l'heure de Drancy, p. 156).

Cette opinion est aussi celle de Bruno Bettelheim qui ajoute qu’elle « a énormément facilité le destin que les nazis réservaient aux Juifs, bien que les nazis aient exprimé claire­ment leurs intentions. » (Survivre, Robert Laffont, Paris, 1979, p. 113).

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Les hommes et des femmes employés dans les servi­ces du camp ont-ils compris ce qui se passait ?

Il est impossible de répondre d’un mot à cette question. Il faut en revenir au contexte et aux informations de l’époque.

Que le personnel du camp ait perçu que des événements très graves se passaient sous ses yeux, c’est une évidence. Il leur suffisait de regarder les réactions des internés. C’est pourquoi certains gardiens ou employés du camp ont tenté de porter secours aux déportés, soit en les aver­tissant de l'imminence d'un prochain convoi, soit en les cachant, soit en intervenant en leur faveur auprès du chef de camp. Ce faisant, ils ont par­fois ainsi sauvé une vie, obtenu un sursis, mais en échange, une autre était condamnée. C’est pourquoi, dans l'ensemble, c'est la passivité qui l'emporte. Mais avec une permanente mauvaise conscience, comme le montre le débat qui perturbe le personnel sur la rédaction des listes de déportés : qui établit ces listes ? La préfecture de Pau ou un service spécialisé du camp ? Contre toute évidence (5), tous répondent qu’il s’agit bien de la préfecture, seule véritable responsable.

Mais peut-on dire pour autant que le personnel français savait que les déportés couraient à la mort ? Rien n’est moins sûr, et probablement moins encore que les internés eux-mêmes. Quant au chef de camp, il est probable que, s’il avait clairement conscience qu’il s’agissait bien d’une déportation, que les convois annonçaient la fin du voyage pour les internés, il s’est contenté de se comporter en organisateur efficace.

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Les populations environnant le camp étaient-elles informées des déportations ?

Là encore, il faut en revenir à ce que l’on savait à l’époque.

Que les Béarnais vivant entre Oloron et Navarrenx aient observé le trafic inhabituel des camions, pendant des nuits et des journées entières sur la nationale 636, qu’ils aient constaté le va-et-vient des brigades de la gendarmerie nationale, qu’ils aient aperçu des internés hébétés et prostrés à l’arrière des véhicules, qu’ils aient été informés des récits des gardiens témoins des déportations, tout cela est indiscutable. Qu’ils aient pressenti l’existence d’événements exceptionnels, c’est probable. Mais ont-ils pour autant compris ce qui se passait ? Comment auraient-ils pu mieux le comprendre que les internés eux-mêmes ?

Il est certain qu’ils étaient parfaitement au courant de ces sorties massives et, dans la majorité des cas, ils s'en réjouissaient. Ils voyaient les internés quitter massivement le camp, mais n’était-ce pas exactement ce qu’ils souhaitaient ? Que les Gursiens soient envoyés ailleurs et qu’on ferme enfin ce camp de misère, n’était-ce pas ce qu’ils attendaient, depuis de longues années ? Ont-ils pour autant compris que ces départs étaient des déportations ? Rien n’est moins sûr, d’autant plus que le contenu même du mot déportation n’est pas le même, pendant l’été ou l’hiver 1942, que par la suite.

Dans la majorité des cas, ils se sont contentés d'enregistrer ces sorties avec satisfaction, confortés dans cette opinion par la presse locale. Celle-ci, qui ne souffle mot des convois, amplifie au même moment sa cam­pagne contre les Juifs, réfugiés ou internés dans la région. Un article publié dans L'Echo d'Oloron, le 21 août 1942, est particulièrement instructif à ce sujet :

« LA 9e PLAIE. Les mesures prises contre les Juifs en Z.O. nous ont valu un arrivage massif de "fils du ciel". Il serait temps de met­tre un terme à cet exode et de reconduire à la ligne de démar­cation, qu'ils ont franchie grâce à la complicité de quelques passeurs grassement payés, tous ces fils d'Israël. Sinon, la plaie va s'étendre, la gangrène va nous remplir. On sait tout le mal fait par les Juifs à notre pays. On a pu se rendre compte de ce que le camp de Gurs nous a valu : raréfaction des produits dans la vallée de Josbaig, vie chère et la hon­teuse pratique du marché noir. Mais aujourd'hui, ce n'est plus la seule région de Gurs qui se trouve envahie : ce sont tous les villages des environs de notre ville d'Oloron qui vont être contaminés. »

Quelle a été l’attitude des responsables des ONG du camp ?

Le personnel des Œuvres est, lui aussi, totalement pris au dépourvu par l’événement. Il perçoit clairement la gravité de la situation mais il semble écrasé, comme les internés. La lecture des lignes rédigées par Jeanne Merle d’Aubigné montre bien l’extraordinaire dévouement des délégués du Secours protestant, mais aussi leur consternation et leur impuissance (6). Jusqu’alors, ils s’étaient surtout efforcés de porter secours à la misère des internés, de lutter contre la faim et la maladie, d’accompagner les Gursiens dans leur combat pour la survie, mais ils n’avaient jamais été confrontés à une telle situation. Ils avaient voulu sauvegarder l’apparence d’un cadre légal. Ils avaient rarement cherché à se placer délibérément dans l’illégalité, bien que le chef de camp leur en fasse fréquemment le reproche.

C’est pourquoi, les internés survivants, à quelque génération qu'ils appartiennent, et tout en saluant les gigantesques efforts déployés par les ONG du camp, affirment qu’il aurait fallu se battre aussi à un autre niveau.

Joseph Weill, dont l'œuvre en faveur des Juifs indésirables est considérable, le reconnaît dans la conclusion de son ouvrage, écrite dès 1946 :

« II faut tirer une autre conclusion de cette leçon terrible et amère (...). Une action d'entraide n'est sociale que si elle est constructive. Constructive, elle ne peut l'être que si elle s'intè­gre dans une grande pensée politique (...). Il fallait aider les internés à vivre ; mais il aurait fallu surtout les libé­rer. Si on avait prêté une attention plus vigilante aux gran­des lignes de la politique du vainqueur [de 1940] plutôt que de concentrer ses efforts sur l'amélioration des camps (...), on aurait pu sauver la liberté de nombreux hommes. » (7)

Le rabbin Kapel va plus loin encore :

« II aurait fallu employer tous les moyens pour accroître le nombre des évasions et pour organiser des passages clan­destins en Suisse et en Espagne. Il aurait fallu pourvoir de faux papiers un plus grand nombre d'internés. Il aurait fallu soudoyer, acheter sans aucun scrupule les fonctionnaires de Vichy. (...) Nous avons été trop enclins à respecter la léga­lité, dans l'espoir que cette attitude servirait mieux les inté­rêts des internés. » (8)

C'est justement cette attitude légaliste que Maurice Rajsfus reproche à l'UGIF( 9). Sa thèse rejoint en cela les conclusions de ses deux éminents devanciers dont l'action au sein de la Résistance ne saurait être niée. Mais, comme ils le remarquent l'un ou l'autre, les souffrances endurées dans les camps constituaient une situation tellement insupportable qu'il était impossible sur le moment de ne pas tenter de les soulager par une action humanitaire. Et, une fois cette action entreprise, devant l'ampleur de la tâche et l'urgence des secours, on n'avait guère le temps de s'interroger froidement sur le choix éventuel d'une autre attitude, d'une autre politique qui aurait privilégié l'illégalité. Il y avait chaque jour tellement à faire. Bien souvent, ils ne se sont rendu compte qu'après, que les épuisants efforts déployés pour porter secours aux internés allaient, en fin de compte, dans le sens de ce que souhaitaient les fonctionnaires de Vichy, puisqu’ils ne remettaient en cause ni les camps, ni l'antisémitisme du régime.

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Les autres internés de Gurs sous Vichy ont-ils échappé aux convois ?

Sur les 18 185 hommes, femmes et enfants internés à l’époque de Vichy, 3 907 ont été déportées directement depuis Gurs, via Drancy, vers les camps d’extermination. Que sont devenues les quelques 14 000 autres ?

Leur parcours, immédiatement après leur séjour dans le camp béarnais, est précisé par ailleurs (fiches 4, 5, 6 et 7). Mais il faut bien avoir conscience que, dans leur immense majorité, ils ont été, eux aussi, déportés et exterminés. Pour eux, l’étape gursienne n’aura été qu’un moment, l’un des plus terribles certes, dans leur descente vers l’abime. En effet, tous ceux qui ont été transférés vers d’autres camps, tels que Noé, Récébédou, Le Vernet, Rivesaltes, Nexon, Masseube, etc... ont été également victimes des déportations de l’été 1942. Presque tous ceux qui avaient été mutés vers les centre d’accueil, vers les hôpitaux des Hautes-Pyrénées ou même assignés à résidence dans la région de Nay et dans les vallées pyrénéennes ont été victimes des rafles et des arrestations perpétrées par la gendarmerie et déportés. Tous ceux qui avaient été envoyés au camp des Milles ou dans les centres d’émigration de la région marseillaise, et qui n’avaient pas réussi à s'embarquer vers les Etats-Unis, ont eux aussi été déportés. Au total, on peut estimer que, d’une manière ou d’une autre, les quatre cinquièmes au moins des 18 185 internés de l’époque de Vichy ont été victimes des déportations. L’étude précise reste à faire, cas par cas, elle sera faite un jour, mais la proportion est bien de l’ordre de 80 %.

Gurs pose donc à l'évidence, en des termes proprement fran­çais, le problème de la solution finale de la question juive. Entre le régime de Vichy et le système hitlérien, il y a, de ce point de vue, bien plus qu'une simple collaboration : il y a complicité objective. C'est la signification de la phrase que Maurice Vanini prête à Hitler : « Au lieu de faire la police avec nos soldats, nous la faisons avec les policiers et les gendarmes de Pétain. C'est une éco­nomie appréciable. » (10)

 


 

¹ Serge Klarsfeld, Le Mémorial de la déportation des Juifs de France, Paris, 2012, et Barbara Vormeier, La déportation des Juifs allemands et autrichiens de France, 1942-1944. La Solidarité, Paris, 1980.

² Edwige Kämpfer, Vivre à Gurs, François Maspéro, coll. Actes et mémoires du peuple, Paris, 1979, p. 156.

³ Siegbert Plastereck. Rapport sur la vie des Israélites au camp de Gurs. 1940-43 (“Rapport Plastereck”).Archives Dachary, p. 26.

(4) Yvonne Escoula. L’apatride. Roman. Gallimard, NRF, Paris, 1951, p. 280.

(5) Le rapport du 15 avril 1943 montre que 16 internés « qui assuraient la liaison entrel'ensemble des hébergés et l'administration » ont été exclus des listes de déportation. Parmi eux se trouvent toutes les personnalités du camp (Ansbacher, Plastereck, Brunner, Leval, etc.) Comment expliquer un tel fait sinon par l'intervention directe du chef de camp dans la rédaction des listes ?

(6) Jeanne Merle d'Aubigné, Les clandestins de Dieu. Cimade. 1939-1945. Le Signe. Fayard, Paris, 1968.

(7) Joseph Weill. Contribution à l’histoire des camps d’internement dans l’anti-France, CDJC, Paris, 1946, p. 178

(8) René Kapel. « J’étais aumônier dans les camps du sud-ouest de la France », Le Monde juif, n° 88, p. 175

(9) Maurice Rajfus. Des Juifs dans la collaboration. L’UGIF. 1941-1944. EDJ, Paris, 1980.

(10) Maurice Vanino. Le temps de la honte. De Rethondes à l'île d'Yeu. Ed. Castor, Paris, 1952, p. 185.

 

 

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