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La monotonie impitoyable de la vie au camp (1940-43)

Etre enfermé dans un camp, c'est se plier inévitablement aux contraintes de la vie d’interné : sol marécageux, installations rudimentaires, baraques fragiles et obscures, exigüité des chambrées, lavabos som­maires, tinettes répugnantes, équipement sanitaire douteux, sans oublier l’obligation de se con­former à des règles jusqu'alors inconnues, la soumission aux décisions communes, l’impossibilité de s'isoler, etc... Peu de personnes sont préparées à une telle épreuve.

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A Gurs, toutes les journées se ressemblent

Les journées de Gurs se déroulent inexorablement selon un scénario fixé de façon immuable : c’est l'emploi du temps fixé par le règlement intérieur du camp. Sa précision ne doit cependant pas faire illusion, car les membres des services français n'entrent que rarement dans les bara­ques et, rien ne permet d'affirmer que les horaires soient effectivement respectés, surtout les jours de pluie.

Le lever est fixé à théoriquement à 6 heures 30, une heure plus tard l’hiver. Il est annoncé par quelques coups de sif­flet. En fait, les occupants de la baraque attendent rarement l'heure officielle du réveil pour commencer la journée. On se lève tôt à Gurs. D'abord parce qu'on dort mal, ensuite parce qu'on a toujours une raison, lorsque le temps s'y prête, d'aller dehors : faire sa toilette sans être bousculé, contempler le ciel, discuter tranquillement avec un ami sans crainte de déranger les voisins, se promener, se glisser sous les barbelés jusqu'à l'îlot voisin, etc... Ceux qui font la grasse matinée ne sont pas nombreux. A la belle saison, il s'agit générale­ment de personnes âgées, de malades ou de convalescents. L'hiver, en revanche, toute sortie étant périlleuse, on reste plus longuement emmitouflé dans ses couvertures, en attendant d'ouvrir une des lucar­nes de la cloison et de voir enfin la lumière du jour.

Les premières heures de la matinée, jusqu'à huit-neuf heures environ, sont consacrées à la toilette et au petit déjeuner. Habituel­lement, les "lavabos" sont assiégés par la foule des internés. Des files se constituent et chacun attend plus ou moins patiemment son tour. Pour beaucoup, la toilette est une des occupations essentiel­les : on y prête une attention d'autant plus grande que la propreté corporelle est un des indices de la bonne santé mentale.

Avant ou après s'être lavé, on prend le petit déjeuner. C'est une sombre mixture, confectionnée à base de chicorée et d'ersatz de café, distribuée bouillante dans chaque baraque. On la consomme précau­tionneusement avec quelque quignon de pain gardé depuis la veille.

Vers neuf heures commencent les activités de la matinée. En présenter un relevé exhaustif est impossible en raison de leur variété. Habituellement, c'est le moment où les chefs de baraques rendent compte au chef d'îlot des éventuels incidents survenus depuis 24 heures (dégâts, évasions, maladies, décès, etc...), où les équipes d'entretien nettoient les chambrées et les abords, où le gestionnaire d’îlot et ses adjoints se rendent aux subsistances pour toucher les rations alimentaires de la jour­née, où les cuisiniers préparent la soupe, où le vaguemes­tre collecte le courrier-départ, le porte à la censure, reçoit le courrier-arrivée qui a été vérifié et revient dans l'îlot pour la distribution, où les médecins et infirmiers font leur tour­née, s'enquièrent de la santé de ceux qui sont restés couchés, soula­gent et rassurent les valétudinaires qui les assaillent. Lorsque le temps le permet, la population du camp se déverse dans les îlots et vaque à mille occupations. On lave le linge, on aère les paillasses en les posant sur le toit des baraques, on assiste aux cours dispensés ça et là, on écoute la lecture du journal, on répète les spectacles ou les chants qui animeront une prochaine veillée, on fabrique des outils, des jouets, des ustensiles, des bijoux, on répare les installations défectueuses, on discute. On cherche toutes sortes d'occupations pour que le temps passe plus vite. On envie souvent ceux qui, ayant eu la chance d'être choisis comme plantons ou secré­taires d'un service du camp, partent chaque matin travailler au pre­mier quartier.

Les jours de pluie, il faut bien se résigner à rester dans la bara­que : on coud, on fait son courrier, on aménage son coin en se construisant des étagères et même des penderies, mais la matinée passe toujours plus lentement que d'habitude. De façon générale, le tra­vail, quel qu'il soit, est recherché, non seulement pour ce qu'il per­met de réaliser, mais aussi pour le soutien moral qu'il confère.

« Il nous faut souligner la valeur du travail en tant qu'appui moral. Ceux qui l'ont reconnu dès le début et qui ont inlas­sablement lutté pour que tout le monde soit occupé, ont su que c'est le seul remède pour oublier. Oublier le passé et le présent. Il s'est avéré que ceux qui travaillaient ne se lais­saient jamais aller, se soignaient mieux et finissaient par obtenir quelques avantages : logements plus agréables, meil­leure nourriture, etc... »¹

Le déjeuner a lieu vers midi. Il est pris en commun, chacun assis sur sa paillasse, sa valise ou un tabouret de sa confection. Il débute par le partage des rations de pain, exécuté sous le contrôle du chef de baraque. Puis l'équipe de service distribue à chacun sa part de soupe, plus ou moins claire, qui constitue l'essentiel du repas, et le morceau de fromage ou la cuillerée de confiture qui fait parfois office de dessert. Aussi maigre soit-il, le déjeuner tient une place majeure dans les activités quotidiennes. De lui dépend le jugement que l'on por­tera, avant de s'endormir, sur la journée ; de lui dépend presque tou­jours l'état d'esprit sombre ou serein dans lequel est abordé l'inter­minable après-midi.

A moins qu'une activité de groupe ne soit organisée, l'après-midi constitue le moment le plus difficile de la journée. Il n'en finit pas lorsqu'on est condamné à rester confiné dans la baraque. Chacun n'a rien d'autre à faire que ce qu'il a déjà accompli pendant la matinée. L'été, il fait chaud et dans ce camp sans arbre et sans ombre, on est sans cesse assailli par les mouches et les taons. L'hiver, il vaut mieux rester à l'abri dans la baraque plutôt que d'aller s'enliser dans le bourbier, à l'extérieur ; les chambrées sont bon­dées et on sombre plus facilement dans la mauvaise humeur et la mélancolie.

 

Kurt Löw et Karl Bodek. Le partage du pain (1941)

Le dîner survient de bonne heure : vers six heures l'hiver, six heures et demi l'été. Il est rigoureusement identique au déjeuner. Il est suivi de l’appel.

La soirée, le moment le plus agréable à la saison chaude, puisqu'on peut rester dehors sans être agressé par les mouches, est longue et insipide par temps de pluie. Dans la bara­que, avec le retour des plantons et des secrétaires, l'exiguïté est à son comble. Parfois de petits spectacles sont montés, mais la plu­part du temps on se contente d'écouter, dans la demi-obscurité, quel­ques chants ou quelque histoire. Mais il y a toujours un groupe qui, dans un coin, n'est pas intéressé et préfère jouer avec les dés ou les cartes qui ont été fabriqués pendant la journée. Cela provo­que des disputes jusqu'à ce que, le spectacle terminé, tout rentre dans l'ordre, chacun retournant à son ennui et à sa solitude.

A dix heures du soir, l'électricité est coupée dans les îlots : c'est l'extinction des feux et le signal du coucher. En fait, lorsque le temps est frais, il y a longtemps que chacun a rejoint son coin, s'est emmi­touflé dans ses couvertures et a commencé sa nuit. On cherche à trouver refuge dans le sommeil, mais on y parvient rarement.

On dort mal dans les baraques : il y a toujours quelqu'un qui se lève pour aller aux latrines, qui se heurte à des pieds dans l'obscurité, sans parler des rats qui circulent partout, des puces et des poux, etc... Les insomnies sont fréquentes. Elles épuisent les nerfs car elles sont occupées à ressasser mille tourments : l’absence de nouvelles des êtres chers, les demandes de congé ou de libération qui restent sans réponse, la maladie qui guette tout le monde, la faim qui contracte l'estomac, la vermine envahissante, et surtout l'isolement. Parfois on fait le bilan de la journée ; on est alors frappé par l'incroyable vide du quotidien.

Quand on sort hors de la baraque, on est tout étonné du nombre d’internés qui circule dans l’îlot, quelle que soit l’heure.

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Les réalités misérables de la vie quotidienne

Si, à la saison chaude, les internés s'accommodent assez bien de l'aus­térité des installations, puisqu'ils ne vivent pas dans les baraques mais dehors, dans l'îlot, il n'en va pas de même lorsque le temps tourne à la pluie. Or rien n'a été prévu en avril 1939 pour un inter­nement d'hiver.

Les cloisons trop minces ne protègent pas contre le froid. Les lucarnes de bois des parois latérales doivent rester fer­mées pour éviter que les bourrasques de vent ne s'engouffrent dans la pièce, condamnant toute la chambrée à l'obscurité. Le papier bitumé qui recouvre le toit et les bat-flancs, trop fragile, se déchire avec le vent ; mais, même intact, il est incapable d'empêcher l'humi­dité de perler, après plusieurs journées de pluie. Bien sûr, par la suite, quelques améliorations seront apportées : du vitrex est posé sur les lucar­nes, un mélange de paille et d'argile est plaqué aux interstices des cloisons, des voies pavées de boîtes de conserves ou de galets sont aménagées entre les baraques et jusqu'aux tinettes, des fils de fer tenant lieu de garde-fous tendus le long de ces voies, des tôles ondulées sont fixées sur les toits de quelques baraques, etc... Mais tout cela n'est que rac­commodage grossier et chacun en a bien conscience.

Et l'exiguïté. Comment décrire ces chambrées surpeuplées qu'on ne peut traverser sans buter sur un pied, sans s'entraver sur une valise ou une paillasse, sans se heurter le visage aux vêtements que l'on a mis à sécher sur l'entrait des charpentes et qui pendent dans la pièce comme une forêt de stalactites ? Comment raconter ces ran­gées de dormeurs qui, chaque nuit, se retournent sans cesse, les membres engourdis par le froid, ou pour ne pas sentir la respiration du voisin ? Comment dire la vermine qui, de paillasse en paillasse, règne en maître dans la chambrée ? Et les rêves angoissés qui se transmettent de proche en pro­che et finissent par éveiller toute la chambrée ? Et les dérangements intestinaux qui souillent ceux qui en sont atteints et incommodent leurs compagnons ? Et les odeurs auxquelles on s'habitue au bout de quelques minutes mais qui suffoquent lorsqu'on pénètre dans la bara­que ? Et surtout, comment donner ne serait-ce qu'une idée de ces foules d'hommes et de femmes entassés, transis, prostrés, assis sur leurs vali­ses, attendant en silence que le temps s’écoule, ruminant sans arrêt les pires scenarios d’avenir. L'exiguïté com­munique alors à chacun un sourd désespoir et décuple le découragement.

Et puis, il y a le règlement, affiché en permanence à la porte de la baraque, incarné par les gardiens. Il prescrit d'organiser des corvées d'entretien, de se raser au moins deux fois par semaine, de se couper les cheveux tous les mois, de surveiller le linge qui sèche, de parler à voix basse, d'avertir le chef de bara­que lorsqu'on découvre des poux et des punaises, de curer les fos­sés, de se montrer affable avec ses voisins, de s’adresser poliment aux gardiens ; il interdit de jouer aux dés, de trafiquer, d'uti­liser le téléphone du camp, de demander une permission « sauf cas d'une incontestable gravité » , de se lever la nuit, de jeter des détri­tus, d'uriner dans les fossés, de faire ses besoins dans des seaux hygié­niques, de lire des brochures et des journaux avant que la censure ne les ait vérifiés, de brûler la paille des litières, de déchirer les cou­vertures, de s'évader, de se livrer à des actes obscènes, de faire de la politique, etc... C'est un incroyable enchevêtrement de contrain­tes et d’interdictions, d'évidences et de curiosités, dont la seule lec­ture stupéfie souvent les nouveaux venus. Et pourtant, bien peu d'internés en tiennent compte, d'autant plus que les membres des services français ne viennent pratiquement jamais dans l'îlot. Mais le règlement est là, rappelant que Gurs est un monde à part dans lequel les individus sont intégralement pris en charge et constamment astreints à l’obéissance.

Et puis, il y a l'environnement de l'îlot : ce que l'on voit der­rière les barbelés et qui constitue pour un Gursien le monde exté­rieur. Ce sont les gardiens, d'autant plus lointains qu'on ne parle pas leur langue, avec lesquels les contacts se réduisent à quelque menu tra­fic. Ce sont les travailleurs de la compagnie de travail qui viennent réparer les installations et colportent les rumeurs qui ani­meront les conversations de la journée ; ils n'arrivent jamais dans les îlots de femmes sans quelque cadeau, du chocolat, un bonbon ou un morceau de pain. Ce sont les membres des Œuvres philanthropiques qui s'épuisent dans le combat qui les oppose à la faim, à la maladie et à la solitude des internés, parfois à l'étroitesse d'esprit du chef de camp. Ce sont les services français du premier quartier dont on redoute le contact, tout en se rendant compte qu'il faut néces­sairement passer par eux pour obtenir une amélioration de sa situa­tion. Plus loin, ce sont les Béarnais que l'on voit passer sur la route natio­nale ou qui travaillent aux champs, les mercantis qui ont installé leurs gargotes à quelques dizaines de mètres des barbelés, les commer­çants et les producteurs qui viennent livrer leurs marchandises aux subsistances. Tout cet univers gravite autour des îlots, vit du camp, tire sa raison d'être de la présence des internés ; dans la plupart des cas, il considère avec méfiance et souvent une nuance de mépris, la population misérable des baraques.

Enfin, il y a les Pyrénées. Barrant l'horizon, les superbes Pyrénées, les merveilleuses Pyrénées..

« Pendant de longs mois, pendant des années, nous n'avons eu d'yeux que pour les Pyrénées. Le matin, le soleil enve­loppe les versants couverts de neige de couleurs aux nuan­ces incomparables ; le soir, les sommets rougeoient d'un feu éclatant.

Pour beaucoup d'entre nous, quelle douleur de contempler un tel paysage derrière les barbelés ! Comment ne pas com­prendre la phrase si souvent entendue au camp : "Oh, Pyré­nées, jamais plus je ne pourrai vous revoir ! »²

En fin de compte, la pesanteur des réalités quotidiennes est con­sidérable à Gurs. Tout ce qui avant semblait aller de soi, le travail, la vie de famille, une alimentation et une hygiène satisfaisantes, un intérieur agréable et bien tenu, un système de lois éprouvé, tout est remis en cause. Plus question de hiérarchie sociale, de rapports de production, il faut désormais s'accommoder de l'oisiveté forcée, de la faim, de la saleté, de l'exiguïté et, surtout, d'une absence à peu près totale de perspectives à long terme.

On ne saurait comprendre les comportements spécifiques du monde gursien si on les sépare des conditions de vie et si on oublie qu'ils répondent à une situation d'autant plus angoissante qu'elle concerne des personnes qui n'y étaient nullement préparées.



¹ Siegbert Plastereck. Rapport sur la vie des Israélites au camp de Gurs. 1940-43 (“Rapport Plastereck”). Archives Dachary, p. 22.

² Eugen Neter. “Erinnerungen an das Lager Gurs, in Frankreich”, dans le Journal de liaison du consistoire des Israélites du Pays de Bade, Karlsruhe, 1961, p. 15

 

 

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