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Quelques comportements-type d’internés (1940-43)

Evidemment, on chercherait vainement un comportement-type, valable pour tous. La règle absolue est ici la diversité la plus grande, chacun s’efforçant de faire ce qu’il peut, devant l’une des plus grandes épreuves de sa vie.

L'âge intervient de façon déterminante dans la conduite des indi­vidus. Les plus jeunes, enfants, adolescents ou jeunes adultes, s'adap­tent rapidement aux nouvelles conditions de vie et semblent souvent sur­monter les difficultés sans même les remarquer. À l'opposé, les per­sonnes âgées, limitées par leurs habitudes, leurs manies et une santé plus fragile, s'accommodent mal du sort qui leur est fait, d'autant qu'elles en cherchent la raison profonde et qu’elles voudraient comprendre ce qui, dans leur exis­tence, a pu justifier un destin aussi funeste. Quant aux adultes, ils mani­festent des comportements différents dont les plus caractéristiques sont présentés ci-dessous.

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Les cas extêmes

Les cas d'aliénation ont beaucoup frappé les Gursiens. Leur fré­quence est pourtant limitée : 200 cas environ, semble-t-il.

Hanna Schramm en donne plusieurs exemples. Elle décrit ainsi un cas de mélancolie psychotique :

« Dans ma baraque, il y avait une jeune fille qui restait toute la journée assise sans bouger sur sa paillasse, à regarder dans le vide d'un air paisible et gentil. On ne lui arrachait qu'à grand peine quelques paroles. Elle mangeait à peine, ne se lavait pas, ne se peignait pas et, le soir, elle s'étendait tout habillée, vêtue de son manteau, sur sa paillasse. Au moment où la déportation des Badois à Gurs avait commencé, sa sœur se trouvait ailleurs et avait échappé à la déportation. Séparée de sa sœur qui avait toujours pris soin d'elle, cette jeune fille, qui lui était passionnément attachée, avait perdu toute vitalité (…). Pendant des mois elle vécut ainsi parmi nous sans s'intéresser à rien. » 1

Elle brosse, en outre, le tableau suivant d'une femme en proie à des épisodes délirants :

« Mme W. était de celles qui avaient perdu leurs bagages (…). Elle courait à travers les baraques, accusait n'importe qui au hasard, fouillait dans les valises des autres, inspectait le linge qui séchait dehors et s'emparait de tout ce qui res­semblait à ses biens perdus. Les femmes réclamaient natu­rellement les objets dont elle s'était emparée et voulaient les reprendre. Mais c'était impossible : Mme W. se précipi­tait l'écume aux lèvres sur les prétendues voleuses et frap­paient sauvagement autour d'elle. (…) On lui mit la cami­sole de force. (…) Elle fut amenée dans un asile psychiatri­que d'où elle revint guérie quelques semaines plus tard. »1.

Léon Moussinac parle aussi d'un de ses compagnons de chambrée, sur­nommé le Négus, que l'on voit, au fil des jours, sombrer dans la paranoïa : « II est dévoré par les poux car il ne leur donne plus la chasse. (…) Il ne dort plus, court le camp et raconte à qui veut l'enten­dre que sa fille va lui apporter son non-lieu. »²

De tels comportements, aussi douloureux soient-ils, ne concer­nent qu'une proportion infime des internés. Cependant, ils exercent un effet considérable sur la chambrée, car chacun se rendant compte combien la frontière est ténue entre le normal et la folie.

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Névroses et dépressions

Les symptômes névrotiques sont largement répandus. L'hypocondrie est fréquente, permanente tout au long de l’histoire de Gurs. Elle ne disparaîtra, malgré les paroles apaisantes que médecins et infirmiers prodiguent à juste titre, qu'avec la dissolution du camp.

La boulimie stupéfie les méde­cins. Eugen Neter constate « l'appétit presque insatiable des personnes âgées. (…) Il montre combien il est faux de croire que la faim est proportionnelle au besoin de nourriture. »³

Les phobies et les obsessions, fixées généralement sur les tinettes, les lavabos ou le matériel de cuisine, perlent encore aujourd'hui au détour de nombreux témoignages.

Les crises d'hystérie sont fréquentes.

Les épisodes dépressifs sont couramment observés, surtout au cours de l'automne et en hiver. Ceux qui en sont atteints, d'autant plus nom­breux que la période de pluie est longue, restent interminablement assis, immobiles dans un coin, à attendre le déjeuner et le dîner, ne s’animant qu'au moment de la veillée.

Les angoisses morbides, généralement accompagnées de maux de tête et de troubles digestifs, sont signalées jusqu'aux derniers moments de l'histoire du camp. La fréquence de tels comportements s'explique essentiellement par l'anxiété engendrée par la vie au camp. Un exemple est fourni par la lettre adressée le 19 octobre 1940 par Sidonie Gottlieb à son mari, interné au camp de Saint-Cyprien :,

« Notre seul espoir est dans un poison rapide et efficace. Notre déchéance est telle qu'il nous est impossible de remon­ter la pente. Jamais je ne me suis trouvée dans un tel état de dénuement, aussi sale, aussi tourmentée par la faim. Pourquoi les bombes ne nous ont-elles pas déchiquetés il y a quelques mois, sur la route ? Pourquoi a-t-il fallu que nous arrivions vivants ici ?" (rapport n° 4263 adressé le 24 novembre 1940 par le directeur de la police du territoire à Vichy, 7e bureau, au préfet des Basses-Pyrénées).

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Le parasitisme

Parmi les attitudes individuelles les plus typées, certaines se distinguent nettement des conduites psychotiques et névrotiques mentionnées ci-dessus, et constituent les répon­ses fréquentes aux agressions nées de l'internement.

Le parasitisme, sous ses expressions les plus variées, est large­ment répandu. La plupart du temps, il prend l'allure de demandes insignifiantes qu'il semble impossible de repousser : céder un bout de fil, la première page d'un journal, un comprimé contre les maux de tête, prêter un morceau de savon, un couteau ou un crayon, etc… Mais la quête se renouvelle sans arrêt pendant la journée et les qué­mandeurs sont toujours les mêmes.

Il en résulte parfois de vives réactions et de violentes disputes. N'y tenant plus, la personne sollicitée finit par refuser, en fulminant que le demandeur n'a qu'à utiliser ses propres objets au lieu de quémander sans cesse. Celui-ci se vexe et prend à témoin la chambrée tout entière de l’étroitesse d’esprit de son interlocuteur, dénonçant même son avarice ou son égoïsme. Il arrive même qu'un voi­sin, peu au fait des habitudes du parasite, prenne fait et cause pour lui dans la discussion. Bref, l’humeur de la baraque tout entière en est affectée. En outre, lorsqu'en retour, il leur est demandé quelque chose, il est rare que le parasite entende la question et, s'il consent à rendre le service, c'est toujours après l’avoir fait publiquement remarquer.

Parfois cette attitude prend des proportions démesurées. Un cas extrême est décrit par Hanna Schramm :

« Pour un parasite, l'histoire du monde ne compte que dans la mesure où son propre destin en est affecté. Il considère son malheur comme tellement monstrueux et tellement uni­que qu'il réclame d'autrui avec le plus grand naturel qu'on lui rende des services, qu'on lui consacre son temps et qu'on lui abandonne ses biens. Le parasite ne demande pas, il exige, c'est là la clé de son succès. Il remercie à peine quand on lui donne et se retire ulcéré parce qu'il considère que c'est toujours trop peu. Il fait en sorte que le donateur soit con­fus de la modestie, voire de la mesquinerie de ce qu'il offre. »¹

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L'exaltation

A l’opposé, l’exaltation apparait, elle aussi, comme une réponse fréquente aux épreuves de l’internement. Elle est stimulée par les privations et par le malheur lui- même. Elle procède de besoins impé­ratifs, impossibles à satisfaire : une nourriture correcte, la présence d'un être cher, un amour eni­vrant, l'espoir en l'avenir, etc… Elle se manifeste par de violentes émotions à caractère mystique ou esthétique.

Par exemple, au plus froid de l'hiver, alors que la maladie et la mort font des ravages dans chaque baraque, alors que chacun se sent menacé dans sa vie-même, c'est un air de musique ou la récitation d'une poésie qui provoquent une brutale ivresse de l'esprit. En un instant, l’intéressé se sent bouleversé, son cœur chavire et les larmes jaillis­sent, incontrôlables. De telles scènes sont fréquentes pendant les veillées, dans l’obscurité de la chambrée, à l’occasion d’un concert, d’une conférence ou d’une lecture. On peut alors se laisser aller sans avoir l'impression d'être un objet de spectacle.

« 10 août 1941. Il est minuit. Toute l'équipe des cuisines dort déjà. Seuls Théo, Jupp et moi sommes encore debout et lisons. Soudain, le son magnifique d'un violon entre dans la pièce. Un accordéon l'accompagne. Maintenant est jouée une véri­table csardas. Nous sortons de la baraque. Voilées comme des fantômes dans le brouillard, les cheminées des baraques espagnoles se dressent près de nous. Quel calme ! L'admi­rable musique a envahi tout l'espace. Vers deux heures, elle s'éteint. » (4)

Parfois, l'exaltation devient une forme de défense con­tre les agressions de la vie quotidienne. L'exalté, face à une situa­tion qu'il juge insupportable, se réfugie dans une attitude de type visionnaire qui lui permet, en fin de compte, de traverser les pires difficultés. Un exemple typique est constitué par Maria Krehbiel-Darmstädter, dont toute la correspondance reflète un vibrant mysti­cisme qui ne fait que se développer au fur et à mesure que sa santé se dégrade (5) : la misère stimule sa foi protestante qui elle-même transcende les dures réalités quotidiennes en préoccupations mysti­ques. Mieux, l'auteur identifie ses souffrances à celles que le Christ a endurées et, ce faisant, les supporte avec patience, aidant même ses voisins à ne pas sombrer dans la dépression.

Si les comportements d'exaltation religieuse sont fréquents, sur­tout à l'époque de Vichy, d'autres, tout aussi intenses, se manifes­tent par ailleurs sur des thèmes esthétiques ou scientifiques. C'est ce que rapporte Jeanne Merle d'Aubigné :

« Un jour que j'étais très déprimée, je dis au professeur Her­bert Jehle mon horreur de ces baraques, ces odeurs, ces souffrances. Il me dit : "Ne regardez pas le camp, levez les yeux, contemplez ce ciel magnifique, ces mondes qui se poursui­vent dans l'infini". (…) Il se mit à me décrire ce ciel cons­tellé qui scintillait au-dessus de nous dans ce soir glacial. Puis il se mit à parler des théories d'Einstein. Cette leçon venant d'un homme qui avait tout perdu, et qui trouvait dans sa foi et dans sa science le moyen de tenir bon, me fit un bien incomparable. » (6)

En outre, l'exaltation apparaît, dans certains cas, comme la seule expression possible de certaines pulsions vitales inassouvies. Ainsi, la continence forcée se manifeste dans toutes sortes de comporte­ments passionnés, tous plus platoniques les uns que les autres. En 1940-41, lorsque les clôtures de barbelés isolent hommes et femmes dans des îlots séparés, des attitudes comparables sont systématiquement signalées. Plaisir d'amour y est la chanson, ou la mélodie, la plus fréquemment entendue ; les poèmes dédiés à de beaux inconnus imaginaires se comptent par centaines ; le récit des rapports idylliques que l'on entretenait avec son conjoint est fait et refait sans cesse ; les discussions triviales sont rares et nombre d'internés se complaisent, en revanche, dans l'analyse des comportements amoureux les plus délicats, dans les exégèses des réactions d'un Werther, du lyrisme de Heine ou de Rilke. Hanna Schramm mentionne même les amours toutes platoniques qui unis­sent dans le silence les jeunes réfugiées allemandes aux Espagnols de la compagnie de travail :

« Toute jeune fille tant soit peu jolie avait "son" Espagnol. Il lui apportait tout ce qu'il pouvait glaner en fait de provi­sions ; il restait assis pendant des heures à ses côtés en lui tenant la main ; il lui volait des planches à l'intendance et lui fabriquait une sorte de cadre de bois pour mettre sa pail­lasse, afin de rendre sa couche aussi jolie et aussi conforta­ble que possible. Il ne s'agissait pas de flirt, c'était quelque chose de si ardent et touchant qu'on aurait pu le comparer avec l'amour courtois des troubadours. » ¹

Par la suite, à partir du moment où les barbelés intérieurs sont supprimés et que, à la nuit tombée, les couples se retrouvent dans les parties désaffectées du camp, de tels comportements amoureux disparaissent complètement.

Mais les ravissements mystiques, les extases d'origine esthétique demeurent. Aussi longtemps du moins que la misère et la privation de liberté sévissent dans les îlots.

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Le besoin constant de rendre service au groupe

Il s’agit aussi d’attitude fréquemment rencontrée à Gurs.

Certains internés manifestent une activité débordante, à tout instant de la jour­née, à tout endroit de la baraque ou de l’îlot. Ils réalisent avec une sorte de frénésie mille petits travaux, comme d'autres sombrent dans la dépres­sion. Ils sont toujours volontaires pour réparer une serrure, cons­truire un châlit, colmater une brèche, redresser la clôture, retourner un coin de terre, fabriquer des caillebotis ou installer une étagère. Ils accomplissent leur ouvrage lentement, avec soin, presque toujours parfaitement. Une fois leur besogne termi­née, ils se mettent en quête d'une autre, se renseignent auprès des chefs de baraques ou des gestionnaires d'îlots et finissent par trou­ver une activité. Ils ne s’arrêtent jamais et semblent inépuisables.

En règle générale, ils n'apprécient guère les cor­vées de nettoyage et s'en font facilement dispenser, compte tenu des innombrables services qu'ils rendent par ailleurs. Ils sont très estimés par le reste de la chambrée, d'autant que, la plupart du temps, ils ne solli­citent aucune récompense. Au bout de quelques temps, il leur est généralement confié un petit poste de responsabilité, comme jardinier ou serrurier ou charpentier d’îlot, et c'est parmi eux que sont choisis la plupart des plantons affec­tés aux services du premier quartier.

En fait, le travailleur invétéré appartient à la même catégorie d'internés que l'exalté, facilement détaché de la réalité. Tous deux sont d'une présence bénéfique et apaisante dans la baraque. Tous deux, pour surmonter les tourments quotidiens, se réfugient dans un système de comportements qui leur est propre et qui les sécurise. Tous deux ont souvent supporté plus aisément les contraintes de la vie du camp et n'ont qu'exceptionnellement été frappés par les senti­ments de solitude et de déchéance qui minent les éternels dolents et les oisifs.

Derrière un ensemble de conduites aussi variées, apparaît en définitive un souci unique et constant : survivre, en sauvegar­dant l'essentiel de sa personnalité ou, mieux, en profitant des cir­constances pour l'enrichir et la tremper. En ce sens, un ancien interné n'a pas hésité à parler de « l'école de Gurs », c'est-à-dire de l'extraor­dinaire expérience acquise dans les îlots :

« Celui qui a surmonté un tel malheur devient sensible à tout ce qui l'entoure. Il a appris la valeur et le sens de la vie en société. Il a appris à renoncer à beaucoup de ce qui lui était offert auparavant. » (4)

 


¹ Hanna Schramm. Vivre à Gurs. Un camp de concentration français. 1940-41. François Maspéro. Coll. Actes et mémoires du peuple. Paris, 1979, p. 85, p. 86 et p. 25.

² Léon Moussinac. Le radeau de la Méduse. Journal d’un prisonnier politique. 1940-41. Ed. Hier et aujourd’hui. Paris, 1945, p.224.

³ Eugen Neter. “Erinnerungen an das Lager Gurs, in Frankreich”, dans le Journal de liaison du consistoire des Israélites du Pays de Bade, Karlsruhe, 1962, p. 15.

(4) Max Ludwig. Das Tagebuch des Hans O. Dukumente und Berichte über die Deportation und den Untergangdes Heidelberger Juden. Lambert Schneider. Heidelberg, 1965, p. 26 et p. 19.

(5) Maria Krehbiel-Darmstädter. Briefe aus Gurs und Limonest. 1940-41. Lambert Schneider. Heidelberg, 1970.

(6) Jeanne Merle d’Aubigné. Les Clandestins de dieu. Cimade. 1939-1945. Le Signe. Fayard. Paris, 1968, p. 72.

 

 

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