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Les incohérences de l’alimentation des internés

La nourriture conditionne tous les aspects de la vie de l’interné : sa bonne santé physi­que et morale, ses activités quotidiennes, sa sociabilité, sa disponibilité à l’autre, ses discussions, sa résistance nerveuse, le moindre de ses travaux, etc... Or, de tous les problèmes posés par l'internement à Gurs sous Vichy, celui de l'ali­mentation est le plus aigu.

Camp de Gurs | Les incohérences de l’alimentation des internés | Gurs (64)

En théorie : les rations officielles

En 1939, les rations alimentaires avaient été évaluées sur la base des « besoins nutri­tifs d'un homme d'âge mûr et de poids moyen »¹. Les intendants des camps devaient se référer à une unité de compte fictive représentée par « l'hébergé âgé d'une qua­rantaine d'années et pesant 65 kg environ ».¹ Ce texte reste théoriquement en vigueur sous Vichy, même si d’autres viennent s’y ajouter, en 1940 et 1942.

La circulaire du 26 septembre 1940, promulguée par le ministre de l'Agriculture et du Ravitaillement, établit les rations suivantes, par individu et par jour :

- 350 g de pain.

- 100 g de légumes secs ou de riz (ou bien, une fois par semaine, 650 g de légumes verts ou 500 g de pommes de terre).

- 11 g de matières grasses.

- 13 g de sucre.

-16 g de sel.

- 3 g d’ersatz de café.

- 120 g de denrées diverses.

- par semaine : 125 g de viande sans os (ou de morue ou de hareng).

Il faut souligner que ces rations sont inférieures d’un tiers environ à ce qu’elles étaient l’année précédente, ce qui montre bien qu’avec Vichy, commence dans les camps le temps de la portion congrue.

Car, contrairement à ce qui passe à l’extérieur du camp, les Gursiens ne peuvent consommer que ce qui leur est fourni. Il est très difficile, pour, eux, d’avoir accès aux denrées supplémentaires que proposent les cir­cuits parallèles de distribution.

Le chef de camp lui-même ne s'y trompe pas :

« Bien que reconnaissant l'impérieuse nécessité des restric­tions alimentaires, il est nécessaire d'attirer votre atten­tion sur la médiocrité en quantité de l'alimentation donnée aux internés. Les distributions journalières (...) correspon­dent aux taux imposés à la population civile, à cette diffé­rence près que la population civile peut faire appel à des produits de remplacement (conserves, poissons, volailles, œufs, fruits, farine, produits non contingentés), ce qui dou­ble pratiquement les quantités alimentaires journalières. En ce qui concerne les internés, l'intendance qui gère directe­ment leur ravitaillement et effectue directement les répartitions de vivres, ne leur attribue que les produits contin­gentés. La dotation est insuffisante. De cet état de choses, découlent les faits suivants : mécontentement (...) risquant de provoquer des difficul­tés de tous ordres ; marché noir avec les commerces locaux ; trafics occultes entre les internés ; inégalités de bien-être entre les internés. » (Rapport adresé le 11 décembre 1940 par le chef de camp au préfet des Basses-Pyrénées)

Ce rapport, dont le ton a quelque chose d'exceptionnel dans la littérature administrative du camp (à partir de 1941, on ne trouve plus que des statistiques sèches, sans commentaires ni explications) expose les insuffisances du système alimentaire et relie la pratique du marché noir à la pauvreté des rations. A ce dou­ble titre, il constitue un document insolite dont on ne trouvera plus l'équivalent, par la suite. Son auteur, le commissaire Eisering, nommé quelques semaines auparavant, sera rapidement remplacé par un fonctionnaire moins pointilleux, le commissaire Kaiser, qui entre en fonc­tion à Gurs le 1er janvier 1941.

Camp de Gurs | Les incohérences de l’alimentation des internés | Gurs (64)

En réalité, l’intendance du camp fait des économies sur les crédits qui lui sont alloués pour l’alimentation des internés. Mais le pire n’est pas là

Une des grandes caractéristiques de l’alimentation des internés est que les taux de rations théoriques, valables dans n'importe quel camp de la zone non-occupée, ne sont même pas respectées au camp de Gurs.

En effet, les rapports mensuels du chef de camp, qui indiquent les quantités globales de produits distribués ainsi que le nombre de rationnaires, permettent, par une simple division, de calculer le poids des vivres offert à chaque interné. Les résultats obtenus, compte non-tenu des pertes liées aux opérations de décou­page, de manutention et de transport, sont les suivants :

La lecture du tableau laisse une profonde impression de malaise. Pendant trois ans, de 1941 à 1943, les rations officielles ne sont même pas respectées. Les parts de pain n'atteignent à aucun moment 300 g. Les matières grasses, dont le poids varie de 10 à 14 g, sont rédui­tes. Les portions de légumes, inégales d'un mois à l'autre, se signa­lent surtout par la fréquence des légumes verts. Les légumes secs et le riz sont rares, en tous cas bien inférieurs aux taux prévus. Au total, les rations effectivement distribuées n'ont qu'un loin­tain rapport avec ce qu'elles auraient dû être si les directives ministériel­les avaient été appliquées. Le gestionnaire, loin de s’en cacher, vante les mérites de sa gestion auprès de son administration :

« Les statistiques ci-dessous établissent une comparaison entre la consommation théorique autorisée et la consomma­tion réelle. Elles démontrent l'apport réalisé par l'adminis­tration du camp pour obérer au minimum les ressources nationales. [Suit un tableau dont la dernière colonne indi­que les économies réalisées :] 35 % en janvier 1941, 47 % en février, 74 % en mars, 33 % en avril, 8 % en mai, 41 % en juin 60 % en juillet. » (Rapport adressé le 30 juillet 1941 par le gestionnaire du camp au chef de district du ravitaillement, à Navarrenx)

Ainsi, pour le gestionnaire, les rations officielles, généralement perçues comme un minimum en dessous duquel on ne saurait des­cendre, indiqueraient le maximum de ce qui peut être accordé aux Gursiens (« la consommation théorique autorisée »). Pour lui, l’interné n’est qu’une unité de compte abstraite, sur lequel il convient de faire des économies pour « obérer au minimum les ressources nationales ». Ce texte a quelque chose de surréaliste, lorsqu’on en constate les conséquences à l’intérieur des baraques.

Le chef de camp lui-même s'en émeut, se plaignant auprès du préfet, en 1941, de ce que « le crédit d'entretien fixé à 11,50 F par jour et par hébergé ne soit utilisé que pour moitié environ conformément à sa destina­tion. » (rapport adressé le 9 juin 1941 par le chef de camp au préfet des Basses-Pyrénées). Mais son pouvoir, dans ce domaine, est limité puisque la régie comptable ne dépend pas de lui, mais du seul gestionnaire. La poli­tique d'économies est donc soigneusement poursuivie, par la suite.

Une année après, la situation reste la même :

« Le gestionnaire reconnaît qu'il doit ravitailler sur les cré­dits destinés aux hébergés une partie du personnel et de leurs familles et une partie de la 182e compagnie de travailleurs étrangers. (...) Le camp peut, en effet, trouver des lots de pro­duits dont la vente n'existe pas dans le commerce local (con­fiture, sucre de raisin, etc...) (...) De plus, étant donné l'éloignement de tout centre commercial, les membres du personnel sont heureux de trouver auprès des services du camp la satis­faction d'un certain nombre de leurs besoins vitaux. Ceci offre des inconvénients car les sommes récupérées en contre­partie sont reversées au Trésor comme recettes accidentel­les et donc perdues pour l'économie du camp. » (Rapport adressé le 22 avril 1942 par le chef de camp au ministre, secrétaire d’Etat à l’Intérieur, Direction générale de la Police nationale, 2ème bureau).

Toutes les denrées achetées sur les crédits des internés ne sont donc pas effectivement distribuées dans les îlots. Une partie, la meil­leure sans doute, sert au ravitaillement des personnels d'encadre­ment et de leurs familles et les recettes provenant de ce détourne­ment ne profitent même pas au camp. Une telle aberration, dont ni les internés, ni les responsables des ONG, ni les gardiens ne semblent jamais avoir eu connaissance, révèle la duplicité du ges­tionnaire et l'étendue de son pouvoir. Pour lui, le Gursien n'est qu'une unité de compte, aux dépens de laquelle on peut jouer, au gré des besoins des services français ou au nom du ravitaillement des populations environnant le camp. Peu importe la faim et les pri­vations des internés, auxquels on explique avec sérieux que, même avec la meilleure volonté du monde, on ne peut faire davantage, que leur misère provient seulement de la pénurie sévissant dans le pays, et qu'il faut penser à ceux qui souffrent des mêmes maux, à l'extérieur.

Le système de ravitaillement du camp sous Vichy se caracté­rise donc par deux vices fondamentaux : d'une part les rations, cal­culées au plus juste, ne sont pas toutes distribuées ; d'autre part, les économies réalisées alimentent un trafic organisé par le gestion­naire au bénéfice du personnel d'encadrement. Comment accepter, dès lors, l'excuse si souvent invoquée selon laquelle « les difficultés d'une économie de guerre » seraient les seules causes de la pénurie régnant dans les îlots ?

La qualité des denrées distribuées

Le poids des rations ne constitue qu'un aspect du problème du ravitaillement. L'autre aspect réside dans la qualité des produits.

Les premiers indices indiquant la présence de denrées avariées dans l’alimentation servie au camp apparaissent en juin 1940. Ils se généralisent à partir du mois d’octobre. Hanna Schramm évoque à plusieurs reprises « les courges qui commencent à pourrir », Edwige Kämpfer « la viande avariée, striée de tâches bleues et vertes »².

Avec l’hiver 1940-41, en revanche, les plaintes se multiplient. Dans les îlots B et D occu­pés par les indésirables français, les internés se plaignent du « mauvais état de la nourriture », Léon Moussinac affirme qu’ « aucun commerçant n’aurait eu le front de nous vendre de tels légumes, avant la guerre » et que « les vivres fournis par les subsistances sont à peine présentables. »³ Le sous-chef de camp qui note, le 11 décembre 1940, que « la nature et la qualité des aliments distribués laissent à désirer ».

N’est-il pas révélateur de lire, sous la plume du médecin-chef français les commandements de l'hygiène du camp suivants :

"III. Ne bois pas d'eau crue, elle peut occasionner des diar­rhées. (...)

IV. Sois prudent dans l'usage de la viande et des conserves. Dès que tu perçois un goût douteux, essaie de cuire ou de rôtir le contenu de la boîte.

V. L'usage des fruits et des conserves occasionne par temps très chaud des éruptions cutanées douloureuses. Ne te gratte pas.

Le caractère douteux de la nourriture servie est évoqué, le 7 août 1941, par les services du ministre de l'Intérieur :

« II m'a été signalé que la viande livrée au camp de Gurs serait parfois tuberculeuse, bien que le cachet du vétérinaire de Navarrenx y soit apposé. (...) Ce cachet serait placé dans l'abattoir à la disposition du premier venu et utilisé soit par le boucher et tueur, soit par le concierge de l'abattoir. Une infirmière aurait constaté la mise en consommation de poumons tuberculeux, constatation confirmée par un chef d'îlot, un brigadier et le médecin-chef du camp. » (lettre adressée le 7 août 1941 par le conseiller d’état, secrétaire général à la police, au préfet des Basses-Pyrénées)

Dans sa réponse du 16 septembre 1941, le chef de camp reconnaît les faits, mais ajoute que « les morceaux de viande étaient passés mais non avariés » et qu'une telle erreur « ne s'est produite qu'une fois ». Il est sur ce dernier point en contradiction totale avec les habitants de la vallée du Gave d'Oloron qui sont unanimes à reconnaître que des charret­tes entières de citrouilles, de choux et de navets, dont certains étaient déjà corrompus, étaient chaque semaine acheminés au camp.

Quant aux internés, les témoignages qu'ils ont écrits soit au camp, soit immédiatement après leur sortie de Gurs, ne laissent aucun doute sur le sujet. En voici un, au milieu de plusieurs dizaines : « La qualité de la nourriture était au début [hiver 1940] tout à fait insuffisante. (...) La période la plus dure était celle où on n'avait que des topinambours, des navets et des citrouil­les. Ces légumes, mangés pendant des mois à l'exclusion de tous les autres, attaquaient la santé la plus robuste. Ils étaient d'ailleurs souvent en mauvais état quand on les dis­tribuait, conséquence d'achats trop massifs ou d'approvi­sionnement sans installations de conservation adéquates . » (4)

Le médecin-chef de l'hôpital des femmes en 1941 en tire la con­clusion suivante :

« Nous avons de nombreuses fois calculé la ration moyenne en calories que contenait la nourriture du camp et nous som­mes arrivés à des chiffres variant de 980 à 1 250 calories par interné. (...) L 'être humain utilise, le corps entièrement au repos, de 30 à 32 calories par kilo, soit, pour un homme de 60 kilos, une moyenne de 1 800 calories. Il en manquait un bon tiers à Gurs. » (5)

En définitive, il est clair que la qualité des denrées offertes aux internés à l'épo­que de Vichy appelle de nombreuses réserves. Non seulement cer­tains produits corrompus sont distribués dans les îlots, mais les pro­priétés nutritives des rations apparaissent des plus réduites. Cer­tes, il n'est pas certain que de tels abus aient été constamment renou­velés d'octobre 1940 à novembre 1943. Certes, l'hiver est toujours le plus rude moment de la vie du camp et la situation s'améliore avec les beaux jours. Mais, dans l'ensemble, il apparaît que, pendant toute la période de Vichy, la qualité des produits consommés par les Gursiens est insuffisante.

Der Glückspilz (La bonne aubaine). Autoportraits. Lavis de Kurt Löw et Karl Bodek (1940)

Au total, l'alimentation se caractérise durant plus de trois ans, sauf peut-être pendant les mois fastes de l'été, par sa pauvreté quantitative et qualitative. Les rations effectivement distribuées sont maigres et leur valeur énergétique limitée ; au bout de quelques semaines elles entraînent, chez ceux qui ne disposent d'aucun complément de nourriture, les symptômes caractéristiques de la sous-alimentation. Le recours systé­matique à un type uniforme de denrées (les légumes verts) étant érigé en règle quasi absolue, il en résulte une altération rapide des organes de la digestion et des dérangements intestinaux fré­quents. La qualité douteuse des produits et l'impossibilité maté­rielle de les préparer correctement rendent stériles la plupart des efforts dépensés par les cuisiniers d'îlots ; elles ont pour corollaire une inquiétante malnutrition. En bref, la faim, avec son cortège de conséquences : l'amaigrissement, l'affaiblissement physique et ner­veux, la maladie, parfois la mort.

 


¹ Circulaire adressée le 13 mai 1939 par le général Ménard, chargé des mesures en faveurs de l’hébergement des réfugiés républicains espagnols, aux préfets du midi de la France.

² Hanna Schramm. Vivre à Gurs. Un camp de concentration français. 1940-41. François Maspéro. Coll. Actes et mémoires du peuple. Paris, 1979, p. 103, puis p. 154.

³ Léon Moussinac. Le radeau de la Méduse. Journal d’un prisonnier politique. 1940-41. Ed. Hier et aujourd’hui. Paris, 1945, p.228

(4) Siegbert Plastereck. Rapport sur la vie des Israélites au camp de Gurs. 1940-43 (“Rapport Plastereck”). Archives Dachary, p. 10 et 11.

(5) Max Ludwig. Das Tagebuch des Hans O. Dukumente und Berichte über die Deportation und den Untergangdes Heidelberger Juden. Lambert Schneider. Heidelberg, 1965, p. 18.

 

 

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